A L'APOGEE DE SA PUISSANCE LA SOCIÉTÉ DU CANAL DOUBLE SON TARIF
 La prospérité du canal permit de distribuer aux actionnaires, de 1816 à 1820, un dividende total de 2.788.000 fr. Comme le capital fourni par les actionnaires était de 880.000 francs, représenté par cinquante-cinq actions de 15.000 fr. (+ 1.000 francs de versement supplémentaire), le revenu annuel moyen des cinq exercices ressortait à 68 %. De 1821 à 1829, il fut de 92 %, tous emprunts remboursés. On ne peut s'étonner qu'à ce moment les actions aient été cotées 200.000 francs.

 Le trafic maximum fut, pour la houille, celui de l'année 1825: 8.021.000 hectolitres de 88 kg. environ, ou 250.000 tonnes; pour les marchandises diverses celui de l'année 1828: 645.000 quintaux (de 50 kilos) ou 82.950 tonnes.

 Mais ces distributions d'énormes dividendes que Zacharie, malgré son optimisme, n'avait point soupçonnées, ne laissaient dans les caisses de la société qu'une réserve insignifiante de 682.000 francs, avec laquelle elle dut commencer en 1880 la lutte contre le chemin de fer.

 La Compagnie du canal aurait pu consacrer une part de ses énormes recettes au service d'un emprunt pour la continuation du canal jusqu'à Saint-Etienne et au delà, d'autant plus que le Gouvernement, très favorable aux canaux, faisait voter ce moment-là l'extension de nos voies navigables. La Compagnie aura réalisé ainsi le projet de son fondateur. Elle aurait desservi complètement le plus riche bassin industriel de France. Le canal de la Loire au Rhône, d'une exécution difficile, ne fut jamais déclaré impossible. La dépense seule a mis obstacle à la réalisation de tous les projets. Or, la Compagnie du canal avait de l'argent à n'en savoir que faire.

 Mais ses actionnaires, insatiables, voulaient encaisser des dividendes de plus en plus formidables. Non seulement ils commirent la faute de ne point constituer de grosses réserves, non seulement ils ne songèrent point à continuer le canal- dont les bénéfices eussent été plus tard en proportion de ceux de la section exploitée - mais leur cupidité les poussa à doubler le tarif, en invoquant les lettres-patentes de 1779.

 On se rappelle que ces lettres avaient doublé le tarif de 1760. Mais la Compagnie du canal, en 1781, avait réduit de moitié le tarif de 1779 pour les marchandises autres que la houille. Cette réduction importante favorisa l'établissement des verreries et d'usines métallurgiques à Rive-de Gier, Saint-Chamond, Terrenoire, Saint-Etienne.

 Le 29 août 1821, la société décida que le tarif de 1779 serait perçu intégralement et porté dès lors de 12 centimes 1/2 à 25 centimes pour 50 kilos de marchandises autres que la houille, à partir du 1er octobre suivant.

 Le directeur Cailhava avait poussé à cette mesure, comme il avait été l'artisan du réservoir de Couzon, qui arrêtait le canal à Rive-de-Gier.

 Ce fut, dans la région, une belle levée de boucliers contre la Compagnie, dont la décision bouleversait d'un seul coup tous les intérêts. D'impopulaire qu'elle était, comme toutes les Compagnies trop riches, elle devint odieuse. Cette mesure favorisa certainement l'adoption des demandes de concession des premiers chemins de fer, mais la première de ces demandes, présentée le 5 mai 1821 pour la ligne de Saint-Etienne à Andrézieux, sur la Loire (à prolonger conditionnellement jusqu'au Rhône), était antérieure de quelques mois au doublement du tarif du canal (29 août 1821).

 La Chambre consultative des Arts et Manufactures de Saint-Etienne, le 28 octobre 1821, avait émis l'avis que le canal latéral au Rhône ne présenterait des avantages pour l'arrondissement de Saint-Etienne que si on évitait le transbordement à Givors et si l'on révisait les prix de la navigation sur le Rhône. Les 1er et 4 mars 1822, cette Chambre demanda la révision du tarif de la houille sur le canal de Givors (5 centimes par quintal et par lieue), qui était le prix ordinaire du transport par terre. La route était dans un état épouvantable et le public supposait que la Compagnie du canal empêchait sa réfection.

 Le 80 avril 1822; la Chambre consultative fut consultée officiellement par le directeur général des Ponts et Chaussées pour savoir si les lettres-patentes de 1779 avaient été appliquées, ou si le tarif de 1761 avait été seul observé jusqu'en 1821. La Chambre produisit des quittances remontant à 1815 et prouvant que les droits avaient été constamment acquittés sur le pied de 27 centimes 1/2 par hectolitre et de 12 centimes par quintal de 50 kilos. Contrairement à ce que prétendait la Compagnie, les quittances ne rappelaient jamais le tarif de 1779.

 La Chambre consultative des Arts et Manufactures de Saint-Chamond (20 novembre 1821) avait protesté contre le doublement du droit et demandé qu'il fût établi auprès de la Compagnie un commissaire du Roi pour veiller à l'exécution d`es charges et protéger les intérêts du public.

 Il n'y avait pas de Chambre consultative des Arts et Manufactures à Rive-de-Gier (elle ne fut créée qu'en 1882), mais le Conseil municipal de Rive-de-Gier fit chorus avec ceux de Saint-Etienne et de Saint-Chamond. Ce n'était pas, disaient ces assemblées, pour enrichir quelques individus que le souverain a autorisé l'expropriation de ceux qui possédaient des fonds et des usines sur la ligne du canal, mais pour encourager un ouvrage d'utilité publique. Le canal ne répond pas à l'objet de son établissement si le tarif primitif n'est pas rétabli.

 La Chambre de Commerce de Lyon s'unissait aux Chambres consultatives. Le tarif de 1779 rendrait la navigation plus onéreuse que l'emploi des voitures de terre. Ce tarif exorbitant, abandonné pendant quarante ans, était prescrit par le non-usage et devait être soumis à une révision.

 Le Conseil général de la Loire demanda la révision du tarif, voire même la concession d'un chemin de roulage pour faire concurrence au canal.

 L'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de la Loire, Nazeret, montrait que les chiffres produits par la Compagnie, quant au trafic et à ses bénéfices, étaient inexacts. Les charbons de Saint-Etienne étaient transportés à Lyon par terre, le tarif du canal de Rive-de-Gier à Givors, édicté en 1761, étant trop élevé.

 Le Préfet de la Loire déclara que la Compagnie n'était pas dans une situation régulière, n'ayant point déposé ses titres conformément à la loi du 28 mai 1790 et qu'il n'y avait plus de proportion entre les droits perçus et la dépense de premier établissement. La loi de 90 supprimait les droits de péage, mais son article 16 autorisait leur perception provisoire suivant les titres et tarifs de leur création primitive reconnus et vérifiés par les départements. La révision était formellement consacrée encore par le décret du 3 floréal, an X.

 Le Ministre de l'Intérieur lui-même considérait les lettres-patentes de 1779 comme tombées en désuétude par prescription et comme ne pouvant être remises en vigueur que par un titre nouveau du Gouvernement.

 Le tarif de 1779 était triple et même quadruple de celui perçu sur les autres canaux. La Compagnie l'appliqua, mais en accordant des réductions à certaines maisons. Atteinte funeste à l'égalité du péage!

 Que répondait la Compagnie aux arguments précédents? Que la loi de 90 n'autorisait pas la révision des tarifs résultant d'un contrat synallagmatique entre le Gouvernement et les entrepreneurs; que les droits résultant des lettres-patentes ne pouvaient s'éteindre par prescription; qu'aucune considération ne pouvait prévaloir contre le droit de propriété de la Société, etc. La Compagnie se cantonnait sur le terrain juridique. La question d'utilité publique lui échappait volontairement.

 On plaida devant le Conseil d'Etat, qui déclara non recevable la requête du commerce de l'arrondissement de Saint-Etienne présentée par la voie contentieuse (28 juillet 1824). Mais l'arrêt, enregistré dans une ordonnance royale, suivant la forme usitée à cette époque, blâmait la Société au sujet de sa décision. Il laissait la porte ouverte à un recours par la voie non contentieuse. Il déclarait que les tarifs devaient être réglés par l'autorité publique, etc..

 On aurait pu reprendre la procédure. On ne le fit pas, peut-être parce que les chemins de fer apparaissaient à l'horizon. Mais la Compagnie du canal fut unanimement considérée comme un « génie malfaisant ». C'est l'épithète dont la qualifiait le maire de Saint-Etienne, Hippolyte Royet, dans une délibération de la Chambre consultative des Arts et Manufactures !

 Voici, d'après Duplessy, la composition de l'administration de la Compagnie du canal en 1818:

CAIHAVA, directeur;

LEGUILLER , id.

HEINZ (Henri), inspecteur;

MORTIER (Paul), receveur;

ROUSSEAU, contrôleur principal;

VIOTTE, id. id.

MERMET, contrôleur à la recette;

PERRET, id. id.

JOURDAN, id. id.

HEINZ (Ant.), id. id.

DEGASPARES, id. id.

ALLIMAND (P.), id. id.

 

D'autre part, d'après le même auteur, voici une description du canal à la même époque:

 Description par Duplessy

 En l'état actuel, le canal, depuis Rive-de-Gier où il commence, alimenté par les eaux du Gier, jusqu'à Givors, point de son embouchure dans le Rhône, se développe sur une longueur de 15.485 mètres (plus de 3 lieues), dont 6.510 mètres dans le département de la Loire et 8.975 mètres dans celui du Rhône. Sa largeur est généralement de 8 mètres dans le fond, et 10 à 12 mètres à la surface; la hauteur d'eau est de 1 mètre 30 centimètres.

 Il traverse, dans le département de la Loire, le territoire des communes de Rive-de-Gier, Tartaras et Dargoire; et dans celui du Rhône les communes de Saint-Maurice, Saint-Jean-de-Touslas, Saint-Romain, Saint-Martin-de-Cornas et Givors.

 Parmi les nombreux travaux d'art qu'il a fallu exécuter on compte 29 écluses, 9 ponts-aqueducs, 16 ponts-chemins, un percé à travers une montagne, sur 108 mètres de longueur, 11 mètres 69 centimètres de largeur et autant de hauteur;

 Des chaussées en maçonnerie assises dans le lit du torrent, sur 2.000 mètres de longueur, et, sur une plus grande étendue, des parties de canal tranchées perpendiculairement dans les rochers depuis 3 jusqu'à 8 mètres de hauteur;

 Deux beaux bassins, revêtus en pierre de taille, commencent et terminent le canal: l'un, celui de Rive-de-Gier, où s'opère l'embarquement des charbons, a 120 mètres de longueur; l'autre, à Givors, destiné à garer les bateaux en attendant leur tour pour remonter le canal, a 300 mètres.

 Mais de tous les travaux exécutés, le plus beau comme le plus dispendieux, c'est sans contredit le réservoir connu sous le nom de réservoir de Couzon, destiné à tenir en réserve les eaux du ruisseau de ce nom.

 Ce réservoir, situé a une demi-lieue au-dessus de Rive-de-Gier, fut achevé en 1809; il peut être comparé au bassin de Saint-Ferréol (canal du Midi). La hauteur du mur d'amont est d'environ 30 mètres; l'épaisseur de la digue ou barrage a 60 mètres; les rigoles de conduite se prolongent par un percement de 500 mètres de longueur à travers la montagne. Ce bassin peut obtenir environ 1.500.000 mètres cubes d'eau destinée à remplacer les eaux du Gier dans les temps de sécheresse; il est en état de fournir alors à tous les besoins de la navigation.

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Il entre dans le canal,chaque année commune, de 2.500 à 3.000 bateaux; le plus grand nombre est vide et charge en retour de la houille. Chaque bateau porte 600, 700, 800 et Jusqu'à 900 hectolitres de houille. Deux ou trois hommes suffisent pour conduire un bateau de Rive-de-Gier à Givors en un jour. Il faut 5 minutes pour passer une écluse simple; le nombre de bateaux qui ont transporté ce combustible et la quantité transporté, se sont élevés en 1815, 1816 et 1817, savoir:

1815. 2.574 bateaux 1 854.492 hectolitres de houille.

1816. 2.595 bateaux 2.276.99 hectolitres de houille.

1817. 2.584 bateaux 2.065.593 hectolitres de houille.(par aperçu).

  Terme moyen des trois années, 2.584 bateaux et 2.065.535 hectolitres de houille qui, à raison de 27 centimes et demi l'hectolitre, donnent une perception totale de 568.038 fr. 35 De 1781 jusqu'en 1784, la perception des droits ne s'était élevée qu'a 51.582 francs par an

 Aux deux extrémités du canal, la Compagnie a des magasins et entrepôts commodes, et des préposés pour recevoir toutes les marchandises de transit et les expédier à leur destination. Elle a également a Lyon un entrepôt qui reçoit les marchandises, et les fait conduire à Rive-de-Gier, par des bateaux appelés diligences.

 Chaque année, au mois de septembre, le canal est mis à sec pour en faire le curement et réparer les ouvrages d'art. Trois jours suffisent ensuite pour le remplir du volume d'eau nécessaire à la navigation. Dans le cours de l'année, les événements accidentels réparés promptement, souvent même pendant la nuit, interrompent rarement la navigation.

 Vingt ans après, Hedde, dans sa Revue industrielle de l'arrondissement de Saint-Etienne, disait:

 Le canal de Givors est bien construit ; il se compose de 28 écluses, qui rachètent les pentes de la vallée. Il a deux grands bassins revêtus de pierre de taille : l'un à Rive-de-Gier, l'autre à Givors. La navigation est entretenue par les eaux du réservoir de Couzon, lorsque celles du Gier sont insuffisantes. Ce réservoir très remarquable est situé au sud de Rive-de-Gier, dans une des gorges du mont Pilat; il est établi dans une vallée profonde et s'appuie par une chaussée ou môle en maconnerie, sur le flanc des deux montagnes voisines. La capacité de ce réservoir est telle qu'elle suffit pour remplir presque entièrement le canal, au moment où on le remet en activité. Le halage est fait ordinairement au cordeau, par des hommes qui remorquent les bateaux chargés de houille ou de diverses marchandises. Ils restent environ 18 heures pour faire le trajet de Rive-de-Gier à Givors. Pour le retour, ils remontent des sables, des minerais et les autres matières nécessaires aux fabriques du pays.

 Le bassin où se chargent et se déchargent les bateaux, les quais qui l'environnent, l'hôtel et les magasins de la Compagnie du canal, à Rive-de-Gier, sont dignes de fixer l'attention des étrangers.