Les lignes qui suivent ont été empruntées au livre de L-J GRAS,Ancien secrétaire de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Saint-Etienne, Ancien Professeur à l'Ecole des Mines : LE FOREZ ET LE JAREZ NAVIGABLES, édité en 1930 chez THEOLIER à SAINT-ETIENNE (pages 67 à 100).
1) FRANÇOIS ZACHARIE ET LES DÉBUTS DU CANAL DE GIVORS

2) GUILLAUME ZACHARlE ET L'ACHEVEMENT DU CANAL DE GIVORS

3) LE CANAL DE 1780 A 1789

4) LE CANAL ÉRIGÉ EN FIEF

5) PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

6) PÉRIODE NAPOLÉONIENNE

7) A L'APOGEE DE SA PUISSANCE

8) LA DÉCADENCE

9) LES CROCHETEURS ET MARINIERS

10) PROJETS D'EXTENSION DU CANAL DE GIVORS

11) LA GARE D'EAU DE GIVORS

FRANÇOIS ZACHARIE ET LES DÉBUTS DU CANAL DE GIVORS
L'idée de réunir la Loire au Rhône, l'Océan à la Méditerranée, n'était point nouvelle. Elle se présentait à l'esprit au simple examen d'une carte, en voyant la petite distance qui sépare les deux fleuves, distance sur laquelle sont placés Saint-Etienne et son bassin houiller. La nécessité de desservir ce bassin, d'écouler ses produits vers la Loire d'une part et le Rhône d'autre part, devait motiver l'éclosion de nombreux projets pour la création d'un canal de jonction.

L'amélioration de la Loire en amont de Roanne, conçue et exécutée par la Compagnie La Gardette, n'était qu'un premier pas vers la réunion des deux fleuves. Cette réunion était d'ailleurs dans les projets de la Compagnie. Quand les travaux La Gardette furent terminés et la navigation établie depuis Saint-Rambert, les projets de jonction prirent corps. Le premier mémoire fut présenté en 1749 par Alléon de Varcourt, « ingénieur et ancien navigateur ». Mais il n'y fut pas donné suite.

A la même époque, un marchand d'articles d'horlogerie et de quincaillerie, établi à Lyon, méditait, à l'exemple de Paul Riquet, de réaliser ce nouveau « canal des Deux-Mers » réalisation dans laquelle il voyait un a mont d'or pour lui et pour sa famille. Il s'appelait François Zacharie, était né en 1709, donc âgé de quelque trente-six ans quand, à partir de 1745, il fit faire à ses frais les premières études, qui consistaient en un plan irrégulier des lieux et un nivellement. Pas plus que Riquet, qui était fermier de la gabelle, Zacharie n'était ingénieur. Je le crois d'origine juive et d'une famille convertie au catholicisme, car lui-même fut baptisé à sa naissance. Père de sept enfants dont l'un continua l'œuvre paternelle, marié à une femme énergique, qui passa son temps à surveiller les ouvriers creusant le canal, il avait réalisé une fortune qui n'était point modeste à en juger par les dépenses qu'il engagea personnellement. Il était plein de zèle, d'activité et de bonne volonté; il avait même du génie, mais ses connaissances n'étaient point suffisantes, diront les hommes de l'art.

Zacharie achetait à Saint-Etienne des outils pour son commerce. La vue de la multitude de mulets et de voitures chargés de charbon, de planches, de fers, etc., qui circulaient dans la vallée du Gier, lui fit concevoir l'utilité d'une voie navigable de Givors sur le Rhône à Bouthéon sur la Loire, et les avantages qu'en retirerait l'entrepreneur. Les études techniques faites sans doute avec la participation de quelques commanditaires, les dépenses qu'il engagea de 1745 à 1757, c'est-à-dire avant le lancement de la première souscription, s'élevèrent à 150.000 livres. Il faut comprendre dans ces dépenses ses voyages et ses démarches à Paris et peut-être quelques gratifications avouées ou occultes aux hommes des bureaux et peut-être à des personnages influents. Lui-même déclarait que l'intérêt des dépenses qu'il avait faites de 1745 à 1760 représentait plus de dix écus par jour.

Mais il tint à conserver le secret, craignant que son projet ne lui fût dérobé, ce qui fait supposer que très peu de personnes cotisèrent avec lui dans les débuts. Il attendait de la réalisation de ses plans des « monceaux d'or ». Les « monceaux » ne surgirent que bien plus tard, cinquante ans après sa mort, mais ils surgirent quand même et bien que la partie réalisée du projet fût très réduite.

Passant de la conception à l'exécution, Zacharie proposa au Gouvernement d'unir les deux fleuves par une voie navigable de 28.849 toises (56.226 mètres), qui aurait remonté le Gier et son affluent le Janon, passé par Saint-Etienne et descendu le cours du Furan pour aboutir sur la Loire vers Andrézieux.

Comme rémunération de son entreprise, Zacharie demandait de percevoir sur le transport des marchandises un droit d'un sol par lieue et par quintal poids de marc (49 kilos) et la jouissance des autres faveurs ou concessions accordées aux possesseurs de canaux. Il se proposait de transporter, non seulement de la houille, mais encore les fers et les aciers, la quincaillerie et la clouterie, les planches, les vins, les blés et aussi les épiceries à destination de Paris et des villes de la Loire. Zacharie évaluait le montant de la dépense d'exécution à 8.168.000 francs, chiffre bien supérieur à sa fortune et bien inférieur à la réalité, car le tronçon de Givors à Rive-de-Gier coûta à lui seul une somme égale.

Le mémoire de Zacharie, examiné par les bureaux de l'Intendance à Lyon et par le directeur général des Ponts et Chaussées à Paris, qui avait à sa tête l'économiste Trudaine, renvoyé pour étude sur place à l'ingénieur Deville à Lyon, fut considéré avec ce scepticisme particulier des administrations publiques pour les projets qui n'émanent pas d'elles-mêmes. Il semble qu'on chercha plutôt à décourager l'inventeur. Mais celui-ci avait des protections, notamment celle d'une grande dame, la marquise d'Arpajon, qui fit, semble-t-il, décider du sort de l'entreprise, tout en réduisant de beaucoup son importance. Zacharie attendit pendant deux ans et demi à Paris l'arrêt du Conseil du Roi, lequel fut signé le 28 juillet 1760. Des lettres patentes furent délivrées le septembre 1761 et enregistrées au Parlement le 6 juin 1768.

L'instruction avait été laborieuse. La Chambre de Commerce de Lyon, dont la circonscription s'étendait sur les provinces voisines, émit un avis favorable malgré l'opposition partielle que ce projet rencontra dans la Chambre même. Il était motivé par le bon marché qui en résulterait pour les transports, principalement pour les approvisionnements de charbon dont le prix moyen roulait aux environs de 25 sols la benne (60 kilos), que le peuple payait souvent 80 sols; l'entrepreneur offrait de donner la soumission pour fournir sur le pied de 15 sols (22 décembre 1756). A Paris, les députés des Chambres de Commerce au Conseil ou Bureau du Commerce donnèrent également leur approbation. Le Bureau avait d'abord décidé de proposer au prévôt des marchands et échevins de la ville de Lyon de se charger de l'opération (1759). Le Consulat ou Municipalité de Lyon convint que le projet réduit au tronçon de Givors à Rive-de-Gier ne pouvait lui porter aucun préjudice.

Mais les maires, échevins et plus de cent notables de Saint-Etienne protestèrent (15 juillet 1758) énergiquement contre un canal de la Loire au Rhône pour deux raisons importantes:

  1. ils craignaient de voir enlever les charbons si nécessaires aux fabriques d'armes et de quincaillerie;
  2. ils craignaient de voir diminuer le volume des eaux du Furan, si nécessaires à ces fabriques.

Ajoutons qu'ils traitaient Zacharie de cerveau brûlé, ayant une ambition démesurée. Les gens de Saint-Chamond n'étaient pas mieux disposés en sa faveur. Ils redoutaient la pénurie d'eau pour leurs moulins à soie, à huile ou à céréales et pour leurs fenderies de clous. Deux membres de la Chambre de Lyon s'associèrent à ces protestations. A son tour, Zacharie répliqua que, grâce au canal, le commerce de Saint-Etienne économiserait les deux mille bœufs, chevaux et mulets et leurs cinq cents à six cents conducteurs, qui transportaient à haut prix les marchandises; tous ces équipages seraient rendus à la culture.

Plus tard, en 1765, le Bureau de Saint-Etienne de la Société d'Agriculture de Lyon se montra favorable au canal parce que les paysans charroyeurs excédaient et estropiaient leur bétail.

Le Gouvernement, craignant que l'entreprise ne fût trop lourde pour Zacharie, autorisa seulement l'ouverture d'un canal de Givors à Rive-de-Gier et accorda la perception d'un sol par quintal et par lieue pour le péage et le transport, ou de 9 deniers (814 d'un sol) pour le péage seulement.

La concession était donnée pour quarante années, après lesquelles le canal devait être réuni au domaine de la Couronne. Zacharie devait, de gré à gré ou judiciairement, et préalablement à l'exécution des travaux, indemniser les propriétaires des terrains à exproprier. Il était tenu de créer et d'approvisionner en charbons un entrepôt à l'embouchure du canal; sur le Rhône, pour satisfaire aux besoins de la consommation pendant l'époque des gelées et celle des réparations.

L'enregistrement au Parlement, de l'arrêt du Conseil du Roi qui accorda la concession, fut très laborieux, à cause de l'opposition des seigneurs des fonds à traverser et des usiniers établis sur le Gier. Le Chapitre des chanoines de Lyon craignait surtout de perdre le bénéfice du droit de pêche. Or, Zacharie, à qui le Roi, par son arrêt du Conseil du 6 septembre 1781, avait accordé le droit de pêche dans le canal et ses réservoirs, se désista en faveur des chanoines comtes de Lyon.

Il fallait des capitaux. Zacharie ne voulait pas d'associés et, croyant se récupérer en construisant le canal par petites sections, qu'il aurait mises immédiatement en exploitation, emprunta à Paris et à Lyon en gageant ses emprunts sur le produit présumé des droits de navigation. La première souscription fut ouverte en 1758, antérieurement à la délivrance de la concession.

L'arrêt de concession avait été rendu en 1760. En 1761, les terrains de la première lieue étaient achetés et les travaux commencés. Malheureusement le concessionnaire, voulant conduire son entreprise avec trop d'économie, employa de mauvais ouvriers, surveillés par de mauvais conducteurs, et négligea les conseils de l'ingénieur du Roi, Lallié, qui lui avait été donné comme directeur. Plans et projets étaient sommaires. Animé de cet excès de confiance qui accompagne souvent l'esprit d'entreprise, Zacharie substitua sa propre expérience à celle des hommes de l'art. C'est ainsi qu'ancien horloger, dit le syndic Cailhava, il imagina une sorte de mouvement d'horlogerie pour la manœuvre des portes d'écluses. Ce système devait dépenser beaucoup moins d'eau que celui des écluses ordinaires. Il fut trouvé ingénieux par les gens versés dans la mécanique, à qui Trudaine le soumit pour étude, mais ils estimèrent qu'il serait difficile d'en faire usage.

Quand, en 1764, on mit l'eau dans la première section du canal, longue d'une lieue, l'un des murs de bajoyers d'une écluse s'écroula. Zacharie, qui avait déjà épuisé ses fonds, en était réduit aux expédients. Mais il n'avait point perdu de son assurance. En 1766, l'Intendant de Lyon, le Prévôt des marchands, des échevins, des seigneurs, des conseillers, suivirent à pied le canal et, d'après Zacharie, se déclarèrent satisfaits de l'état des travaux. Pour faire prendre patience aux commanditaires, on fît une inauguration prématurée et à grand orchestre: un violon, deux trompettes et trois tambours. Mais ce jour-là l'eau rompit les berges. Le cortège dut quitter le bateau précipitamment et s'enfuir. Furieux, les intéressés ordonnèrent de suspendre les travaux. La mort de Zacharie survint sur ces entrefaites (1788). Sa femme ne lui survécut que de quelques années. Ils laissaient un fils de 29 ans, Guillaume Zacharie, qui « était nourri de connaissances relatives à cette entreprise » et que son père « daignait consulter ». Le canal n'avait été conduit à grand'peine que jusqu'à Saint-Romain,

Voici en. quels termes Alléon Dulac, dans ses Mémoires (1765), appréciait l'entreprise de Zacharie:

Le sieur Zacharie l'aîné, maître-horloger à Lyon, a proposé le plan d'un canal, qui, quand il aura été exécuté en entier, s'étendra depuis Givors, sur le Rhône, jusqu'à la Loire, entre Saint Rambert et Bouthéon. Ce canal sera d'une grande utilité au commerce général du royaume, vu le très grand avantage qu'il y a de faire conduire des marchandises très pesantes sur des bateaux. Pour la jonction qui en résultera de l'Océan à la Méditerranée, l'on pourra transporter facilement par eau la grosse artillerie d'une extrémité du royaume à l`autre, et l'on évitera les frais considérables des voitures par terre.

Le sieur Zacharie a obtenu, le 6 septembre 1761, des lettres patentes, qui ont été enregistrées au Parlement le 6 juin 1763, par lesquelles il lui est permis d'entreprendre ce canal depuis Givors jusqu'à Rive-de-Gier seulement.

Il est certain que la seule portion de ce canal dont la construction est permise sera d'une grande utilité, non seulement pour le transport des charbons de terre qui se tirent de Rive-de-Gier. et dont il se fait une grande consommation dans la ville de Lyon, et pour le transport des fers qui viennent de la Bourgogne par la Saône, et sont portés en la ville de Saint-Etienne en Forez, et aux environs; mais encore pour le transport des denrées nécessaires aux.habitants des différents endroits par où passera cette portion de canal. Cette entreprise conduira nécessairement à la perfection du canal entier, et renferme un avantage qui peut être considéré comme le commencement du bien général qui résultera de la consommation du projet dans toute son étendue. Indépendamment de la facilité qui naîtra de l'exécution de cette partie du canal, qui contient environ un tiers de sa longueur totale, pour le transport.de Rive-de-Gier à Lyon, et de Lyon à Rive-de-Gier, des plaines venant de la montagne de Pila et des fers venant de Bourgogne, et de plusieurs autres marchandises dont il se fait une grande consommation à Lyon, à Saint-Etienne, à Saint-Chamond et aux environs, le seul.transport du charbon de terre, par cette portion du canal, produira aux habitants de la ville de Lyon le bénéfice de plus de 50.000 livres par an, parce que le sieur Zacharie s'est engagé à le fournir sur le pied de 15 sols la bêne. Cette diminution de prix est d'autant plus essentielle à la ville de Lyon que, d'un côté les ouvriers de ses Fabriques en font une grande consommation, et que, de I'autre, sans le secours de cette marchandise, il serait à craindre que les forêts de France ne fussent bientôt épuisées, et hors d'état de fournir, à la longue, la quantité de bois qui se consomme, particulièrement dans la capitale.

Il faut encore observer que, indépendamment de cette économie, le transport de cette marchandise par terre emploie peut-être plus de sept cents chevaux ou mulets, et conséquemment un grand nombre d'hommes, qui négligent l'agriculture. Ils reprendront leur premier état de laboureur (il manque des bras dans plusieurs campagnes); les fumiers, qui se perdaient totalement dans les chemins serviront à l'avenir à fertiliser les terres du pays.

Mille voix se sont élevées contre la construction de ce canal, et n'y ont fait apercevoir que des inconvénients; mais quel est le projet, même le plus sage, qui n'essuie pas des contradictions? Il suffit que des Corps respectables, qui ont mûrement pesé l'intérêt général et particulier, l'aient approuvé, pour que la critique soit forcée à garder le silence. La seule chose que l'on ait à craindre dans la construction de ce canal est que la fouille des terres n'occasionne des maladies, et ne change peut-être la température du climat. L'expérience est conforme à ce que j'avance. C'est une espèce de tradition dans les environs du Languedoc, que la température de l'air n'y est plus exactement la même que celle qui régnait avant la construction de ce magnifique ouvrage : On dit que depuis ce temps il y pleut, il y tonne, et grêle plus souvent; mais je doute que, malgré ces inconvénients, s'ils sont réels les habitants du pays consentissent à la démolition du canal.